Guitares et basses fretless, les cordes sans filet

Jouer du piano sans les touches ? Impossible. De la batterie sans les peaux ? Encore pire. Alors pourquoi jouer de la guitare ou de la basse en fretless, c’est à dire sans les frettes, ces petites barres en métal qui zèbrent les manches des instruments ? Voici la petite histoire de la guitare sans frettes (et sans reproche).

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Une guitare française de la fin du XVIIIe, avec des frettes sur le manche. ©

Les frettes sont très vite apparues sur les guitares modernes en Europe vers la fin du XVIIIe siècle, après que les luths, à l’accordage difficile, sont passés de mode. De la même façon, la Precision Bass (la première basse électrique par Fender en 1951), en comportait déjà, pour être une alternative « de précision » à la contrebasse, plus difficile à manier. Le système des frettes permet donc aux jazzmen et aux rockers des années 50 de jouer sans s’écarter du modèle harmonique traditionnel.

Zappa et Hendrix déshabillent leur manche

Mais dans les années 60, certains guitaristes commencent à râler : en fait de précision, les frettes cloisonnent surtout la musique. Leur argument ? Hors du monde occidental, beaucoup d’instruments à cordes se jouent au naturel ; la tradition du tempérament (un demi-ton minimum entre chaque note) n’est pas partagée par tous.  C’est l’époque où les Américains découvrent la musique indienne et ils sont évidemment fascinés par les sonorités inattendues, presque interdites, de Ravi Shankar.

https://www.youtube.com/watch?v=5P2HAn5kDY8

John Cale, Frank Zappa et même Jimi Hendrix décident alors de faire « défretter » leurs guitares pour entrer dans cette dimension du son inédite. Pour Zappa, « c’est différent d’une guitare classique : tu ne pousses pas sur les cordes pour les plier, tu joues d’avant en arrière comme un vibrato de violon, c’est un mouvement marrant. »

Ce « mouvement marrant », Zappa l’exploitera sur plusieurs morceaux de ses albums avec son groupe The Mothers of Invention, notamment ‘Can’t Afford No Shoes’ et ‘San Ber’dino’ (sur ‘One Size Fits All’ en 1975) et ‘The Torture Never Stops’ (sur ‘Zoot Allures’ en 1976).

Tous les guitaristes s’accordent à dire que c’est une réussite : le contact direct du doigt sur la corde procure des sensations plus fortes et une plus grande liberté. Les sonorités qui se dégagent sont plus moelleuses (on n’entend plus le grésillement agaçant des frottements sur les frettes) et plus ouvertes, elles rappellent celles du sitar indien ou de l’oud oriental, ou permettent de faire du slide sans utiliser d’accessoires.

Jaco libère la basse jazz

Mais le fretless est encore plus intéressant pour les bassistes. En effet, retirer les frettes permet de se rapprocher du son de l’ancêtre (pas si lointain) de la basse électrique : la contrebasse, qui n’a pas de frettes. Dans le rock, Bill Wyman avec les Stones ou John Paul Jones (Led Zeppelin) ont lancé la mode de la basse sans frettes.

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Jaco Pastorius en concert à Amsterdam en 1980. © Wikimedia Commons

C’est surtout l’immense bassiste de jazz Jaco Pastorius qui l’incarne le mieux et lui donne ses lettres de noblesse. Pour lui, exit la « précision » : la basse, c’est une guitare comme les autres. En la libérant, il parvient à exploiter au maximum les possibilités de son instrument, qui devient mélodique et pour la première fois, un véritable soliste (sur ‘Portrait of Tracy’, ou même ‘Donna Lee’ du saxophoniste Charlie Parker). Avec son groupe, le Weather Report, il est, dans les années 70-80, un des pionniers du jazz-rock avec sa technique incroyable.

https://www.youtube.com/watch?v=LEs5sKDXZuk

Mort brutalement à l’âge de 35 ans, il aura eu le temps de montrer à la terre entière tout ce qu’il pouvait sortir de seulement quatre cordes, affranchies de toute contrainte. Plus tard, la basse fretless à quatre, cinq ou six cordes sera la marque de fabrique, entre autres, de l’excellent Michael Manring ou de Steve Bailey. Côté guitaristes, la technique est pratiquement devenue inévitable : Pat Metheny, Andy Summers (The Police) et même des hard rockers comme Bumblefoot se la sont appropriée. Comme quoi, ça a parfois du bon de casser ses affaires.

Paul Greenback

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