Le steel pan, tambour fièvreux des Caraïbes

Il est des instruments de musique qui ont une histoire spirituelle, d’autres amusante. Mais assez peu d’instruments ont une histoire aussi liée à la violence et l’esclavage comme le steel pan, la « casserole d’acier » de Trinité-et-Tobago.

Le steel pan, ou steel drum, littéralement « tambour d’acier » est un instrument endémique de l’archipel de Trinité-et-Tobago, à quelques encablures de la côte nord vénézuélienne. C’est en quelque sorte l’ancêtre du Hang, dont nous avons déjà parlé, un ancêtre qui aurait grandi dans la rue, et non pas dans l’atelier confortable d’un luthier.

Bidons modelés à la main

2788
Quelques steel pans de différentes tessitures. ©Que Faire à Paris – Paris.fr

Traditionnellement, les steel pans de Trinité-et-Tobago sont fabriqués de manière artisanale : un fût de 216 litres, à l’origine utilisé pour transporter de l’essence ou de l’huile, est sectionné en deux. Puis on martèle l’intérieur du bidon pour former une cuvette dans le fond et des facettes qui produisent des notes différentes lorsqu’on les frappe avec des mailloches. Aujourd’hui, on trouve plus communément des steel pans faits de tôle modelée en cuvette.

À Trinité-et-Tobago, les steel bands, qui accompagnent le célèbre carnaval, sont composés de plusieurs dizaines de pannistes de différentes tessitures. Mais chaque musicien peut disposer de plusieurs steel pans : ainsi les panners aigus, qui jouent la mélodie, n’ont qu’un seul instrument, mais les panners basses peuvent jouer avec six ou huit fûts autour d’eux ! Chaque année, la compétition du Panorama oppose les meilleurs steel bands de l’archipel.

Le steel pan a une sonorité scintillante, qui transporte immédiatement les oreilles des Occidentaux au milieu d’une carte postale, à siroter une piña colada sur une terrasse au bord de la mer. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il soit mis à l’honneur dans ‘Sous l’Océan’, la chanson délurée de Sébastien, le homard, dans ‘La Petite Sirène’ de Disney (1989).

Mais à Trinité, le steel pan a une image beaucoup plus nuancée. Il renvoie à la culture de la rue, une culture noire empreinte de pauvreté et de violence. Lors de l’arrivée des planteurs français, les esclaves d’origine africaine n’avaient pas le droit de participer aux festivités du carnaval, et ont donc développé leur propre tradition musicale, faites de percussions et de chants, ainsi que des combats rituels de bâton. Sulfureux, le carnaval parallèle prend le nom de canboulay, du français « canne brûlée ».

Des rues de Port d’Espagne à Broadway

dsc_0020
Une cérémonie de canboulay. Greedy Gyal

A la fin du XIXe siècle, les descendants d’esclaves célèbrent leur émancipation avec un canboulay qui se transforme vite en émeute contre le colon anglais. L’administration réprime la révolte et interdit les percussions traditionnelles en 1880, puis celles en bambou dans les années 1930. Pour contourner l’interdiction, les Trinidadiens inventent le steel pan en bricolant des fûts trouvés dans les quartiers pauvres de Port d’Espagne, la capitale de l’archipel. Le steel pan se popularise dans les années 1940 avec l’arrivée des soldats américains, mais il reste associé à la pauvreté de la rue et la violence des voyous, et se voit notamment formellement interdit aux femmes.

Le steel pan est un des instruments fondateurs du calypso, un genre musical trinidadien proche de la salsa et du ska, qui se répand dans les Antilles au milieu du XXe siècle. Le steel pan est découvert par le public américain dans la comédie musicale ‘House of Flowers’ en 1954, dans laquelle on peut entendre le steel band de la chanteuse Enid Mosier. Dans les années 1970, le calypso se transforme en soca, un style plus dansant et moderne, mais ses représentants s’accrochent, à l’image de Calypso Rose, toujours reine du calypso à 78 ans.

La nervosité et la fièvre du steel pan le rendent populaire au sein du jazz fusion, lorsque les jazzmen s’ouvrent à différents autres styles et univers musicaux du monde entier. Ainsi, le panniste trinidadien Othello Molineaux s’invite dans de nombreuses formations, notamment dans le Weather Report du bassiste de jazz-rock Jaco Pastorius (‘The Chicken’ en 1983), ou chez Herbie Hancock, Joe Zawinul ou Ahmad Jamal. Le panniste Robert Greenidge, lui, s’illustre dans la musique pop : il accompagne ainsi Earth, Wind & Fire ou John Lennon, notamment dans ‘Beautiful Boy (Darling Boy)’ sur l’album ‘Double Fantasy’ en 1980.

Dans cette chanson d’amour, le steel pan devient étonnamment doux, lorsqu’il se pose avec douceur aux côtés de la voix de Lennon. La violence refera surface à peine un mois plus tard, lorsque John Lennon se fera assassiner à New York. Mais la chanson reste un exemple qui prouve que le steel pan, symbole de la pauvreté et la douleur des rues de Port d’Espagne, peut sortir des clichés qui lui collent à la peau.

Paul Greenback

Laisser un commentaire